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L’ego est au cœur de nombreux courants de pensée orientaux et occidentaux, mais aussi au cœur de la philosophie du yoga. En effet, se poser la question de l’ego, interroger l’ego, essayer de le définir nous ramène à la question fondamentale de « qui je suis » ?

Comment comprendre qui je suis sans définir l’ego ? J’entends très souvent aujourd’hui la phrase : « Ça, c’est de l’ego ». « Ça n’est que de l’ego ». Avec très souvent un sous-entendu négatif. Comme si l’ego était toujours négatif. Dire, j’ai un ego revient souvent à dire : j’ai trop d’ego. L’expression « je n’ai pas d’ego » signifie tacitement « je ne me mets pas en avant ». Que nous en dit le yoga ?

Asmitā : en sanskrit, il existe plusieurs mots pour nommer l’ego, le « Je ». Celui qui est utilisé dans les Yoga sûtra est le terme asmitā.

Dans le chapitre 2 (YS II 3 et II 6), asmitā est l’ego qui fait souffrir. C’est l’ego qui nous fait oublier que nous sommes d’essence divine, que nous sommes éternels. C’est l’idée que j’ai déjà développée lorsque je vous ai parlé de puruśa et prakŗtti. Le système philosophique du yoga, décrit dans le texte des Sāmkhya Kārikā, nous explique que le corps de matière dense (prakŗtti) n’est que le réceptacle, le véhicule d’une entité spirituelle, le puruśa. Ce puruśa n’a pas d’autre moyen de vivre que celui de s’incarner, que celui de se glisser dans un corps humain. D’ailleurs, purusa veut dire « habitant de la cité ». La vie, c’est ça : un spirituel (puruśa), qui s’unit à une matière (prakŗtti).

Et nous vivons comme si nous n’étions que matière. Comme si la matière était la finalité de nos vies. Et nous nous oublions, nous oublions notre identité profonde. Nous passons à côté d’elle. C’est cet ego qui amène à la souffrance que les Yoga sûtra nomme asmitā. Asmitā, c’est quand notre intellect s’attribue le pouvoir de la conscience. Cet ego est très limitatif car il nous fait croire que nous ne sommes que nos pensées en permanence changeantes, éternellement fluctuantes. Alors que nous sommes éternels et immuables. Asmitā, c’est cet ego qui se prend pour l’intellect et ne croit pas en sa nature éternelle. Asmitā c’est l’ego qui fait souffrir.

Cet asmitā, ce n’est pas l’idée d’avoir trop ou pas assez d’ego. Ce n’est pas une question de quantité, mais de qualité, de position : l’ego n’est pas à sa juste place. Asmitā, c’est un ego mal placé. Il se prend pour autre chose qu’il n’est en réalité. Asmitā, dans le deuxième chapitre, est présenté comme une cause de souffrance car l’homme se trompe sur sa qualité première et se colle à une identité changeante. Est-ce que je suis la même que lorsque j’avais 10 ans ? Ou même que l’an dernier ? Je suis moi-même étonnée aujourd’hui de ce que j’ai pu faire à une époque de ma vie. Alors qui suis-je ? Cette personnalité en mouvement constant ? Ou autre chose, qui ne fluctue pas ? A quoi cela sert-il de s’identifier à un ego en perpétuel mouvement ?

Dans le chapitre 1 des Yoga sūtra, asmitā est aussi l’ego qui peut être au service de la libération : l’état de paix mental total permet d’installer l’ego dans sa propre forme. De le faire exister tel qu’il est. Asmitā, ici, ne fait pas souffrir. L’ego n’est donc pas forcément une cause d’affliction. Dans le sūtra I 17, Patanjali nous dit que l’ego peut se vivre à sa juste place (asmitā rūpa). Cela se produit quand le mental s’est apaisé et qu’il peut se mettre en lien avec la réalité du monde. Ainsi l’ego ne se confond plus avec l’impermanent. Il s’exprime tel qu’il est, dans sa qualité d’éternité. Asmitā rūpa, c’est la conscience d’exister pleinement. Mais cette conscience individuelle n’a aucun caractère égocentrique. C’est la conscience d’un état qui transcende. C’est ce qui apparaît dans l’état de samādhi, où le « je » s’exprime dans sa réalité profonde.

Ahaṃkāra : le terme d’ahamkâra est aussi utilisé pour désigner l’ego. L’ego est ainsi désigné dans les Sāṃkhya Kārikā au verset 24. Dans ce texte, l’ego n’est ni cause de souffrance comme dans le chapitre 2 des Yoga sūtra, ni la pleine lucidité de l’état de samādhi du chapitre 1 des Yoga sūtra. Ahamkâra fait référence à l’individualité humaine, c’est-à-dire le moi, la personnalité ou le sentiment d’individualité. Ahamkâra est l’intermédiaire entre notre mental automatique et notre capacité d’éveil qui se trouve en nous.Vous m’écoutez et votre sens d’audition transmet des informations à votre mental, manas. Celui-ci passe la main à ahamkâra, l’ego, le « je ». Et ce « je », agit selon ses idées préconçues et va influencer buddhi, la partie éveillée de votre identité. Ainsi, ce que je dis va être passé au crible d’ahamkâra . Et être plus ou moins déformé, accepté. Ainsi, j’ai refusé certains enseignements il y a quelques années, enseignements auquel j’adhère totalement aujourd’hui. Le filtre de ahamkâra a changé. Donc, le passage d’information est différent du fait des différences qui opèrent dans l’ego, selon ses qualités.

Et c’est là que nous voyons une logique de pensée dans le yoga. Quelque soit le texte, quelques soient les termes utilisés pour définir l’ego, nous en revenons à la même idée : l’ego n’a pas de qualité négative ou positive dans l’absolu. Dire « ça c’est de l’ego » n’a de sens que dans sa relativité. Dans sa mise en relation avec un contexte. Quelqu’un a donné tort à mes idées. Je me suis prise pour ces idées et j’ai réagi comme si on me remettait personnellement en question. Et j’ai eu une attitude erronée soit en me mettant en colère, soit en refusant un compromis etc. C’est asmitā, cause de souffrance. Mais je peux aussi entendre l’avis de l’autre, remettre en question mes idées, sans me sentir trahi, blessée, attaquée. Asmitā, l’ego, est ici libre d’un amalgame. Il peut s’exprimer dans sa vérité.

Plus le mental sera apaisé, plus l’ego se trouvera à sa juste place. Pour une individualité qui n’obscurcit pas la vision du monde. Un ego que ne se met pas au milieu de notre lien à la vie tout le temps, qui ne cherche pas à se mettre en avant tout le temps. Qui se fait oublier quand c’est nécessaire et qui agit de manière juste quand c’est nécessaire. N’oublions pas que l’ego, l’individualité que nous sommes n’est que temporaire. Nous ne faisons que passer, notre « je » ne fait que passer.